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Entretien avec Dominique Marchais

Dans vos trois films, vous déployez une réflexion forte autour des enjeux de « territoire » et de « paysage ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

Pour moi, le paysage est le mot que l’on peut donner à ce qui nous est commun. Nous avons besoin du collectif pour l’appréhender et le comprendre. Nul homme n’est une île (sortie en salles le 4 avril 2018) est le troisième film que je réalise autour de cette question, avec chaque fois une nouvelle problématique. Dans Le Temps des grâces, il s’agit d’un paysage-tableau dans une France façonnée par les Trente Glorieuses et la modernisation agricole. Dans La ligne de partage des eaux, on suit cette ligne géographique qui est aussi une ligne politique qui relie des individus et des groupes qui ont quelque chose en commun : de l’eau, un territoire, un paysage. Dans ces deux films, j’ai filmé beaucoup de lieux et de moments où l’on est censé aménager le territoire, et l’on voit bien que ce sont des logiques sectorielles qui dominent, que chacun tire dans son sens et que personne ne regarde ce que ces politiques contradictoires produisent sur le paysage. Or, il y a bien sûr un paysage du mauvais gouvernement qui se traduit par la mondialisation notamment, une agriculture « destructiviste », etc.

Aujourd’hui, si l’on veut agir sur l’espace, il faut produire de nouvelles représentations du paysage, refaire l’image de notre ruralité et sortir des images d’Epinal. Dans Nul homme n’est une île, je dresse un portrait qui ne se veut ni optimiste ni pessimiste, mais une image juste qui correspond à ma vision des choses. Je voulais mettre en relation une région plus riche, comme celle du Vorarlberg (Autriche), où la sensibilité aux enjeux écologiques et démocratiques a, contrairement à la Sicile, gagné la classe politique et l’administration. La malice du film, c’est de montrer que les Autrichiens, connus pour vivre dans un certain bien-être économique, et les Siciliens, pris dans le paysage de la corruption, partagent les mêmes valeurs et convergent. Le collectif prend corps par le projet et non par l’identité. Nous n’avons pas besoin d’être italien ou autrichien pour être citoyen. La nationalité n’est pas si importante finalement, il y a partout dans le monde des gens qui partagent les mêmes valeurs.

Quelles réponses apporter à la crise systémique que nous traversons ? Comment dépasser justement ce paysage du mauvais gouvernement ?

Le local est à mon sens le dernier territoire de l’utopie. C’est le lieu par excellence pour traiter les questions spatiales et environnementales. D’abord parce que les solutions doivent être adaptées à chaque territoire, à ses besoins. Il ne peut pas y avoir un seul modèle pour toute l’Europe. Or, le rapport au local ne cesse de se complexifier dans un contexte de mise en concurrence des Hommes et des territoires. Le local doit donc être pensé comme lieu d’expérimentation de la complexité du monde.

Sur la question de l’énergie par exemple, nous avons parfois tendance à l’oublier mais EDF est, à l’origine, le produit de la nationalisation de plusieurs centaines de compagnies d’électricité locales. Si l’on veut honorer les objectifs des COP (conférences des parties sur les changements climatiques), il faut remettre en cause le centralisme énergétique et créer des coopératives de citoyens. Le local est appréhendé sur la question des choix techniques, mais il doit surtout valoir comme lieu d’expérimentation. Pour cela, il faut créer les conditions de participation des citoyens à un projet local. C’est par cette concertation qui peut durer plusieurs mois, parfois des années, que la population peut redécouvrir la richesse de son territoire et comprendre ce que signifie le terme de « transition énergétique ». C’est quelque chose qu’on ne peut pas comprendre sur papier, il faut que les gens l’éprouvent concrètement.

Pouvez-vous nous citer un exemple de « bon gouvernement » ?

L’idée du film est de se dire qu’un projet de paysage est un projet politique. Or, le local est le lieu où l’on expérimente la complexité, mais il est aussi le vrai foyer, le cœur du politique. Comment s’organiser pour vivre ensemble en paix dans le même espace ? Cela n’est qu’après un état des lieux attentif qu’un projet peut advenir. Si ce travail est fait avec les habitants dans leur diversité, et si l’on pose les bonnes questions, alors le projet devient réalisable. Il faut demander à chacun : quelles sont pour toi les ressources du local ? Dans quel village souhaiterais-tu vivre ?

Ce sont des questions que pose le Bureau des Questions du Futur, dans le Vorarlberg, que l’on voit dans le film. Il réunit des fonctionnaires de l’administration du Land, une équipe pluridisciplinaire d’agronomes, de sociologues, d’économistes, qui peut être saisie par n’importe quel citoyen, entreprise, maire, collectif, pour réfléchir à des questions de transition, de démocratie, d’écologie, de gouvernance, etc. Ils ont toute liberté, y compris celle de critiquer leur hiérarchie.

Vous avez tourné Nul homme n’est une île entre la Suisse, l’Autriche et l’Italie, alors que vos deux films précédents prenaient place en France. Pourquoi ce choix ?

Je n’ai pas tourné en France, même si bien sûr beaucoup de choses s’y passent également, car le centralisme, le respect de l’autorité, la hiérarchie y sont très forts. C’est la culture de l’expertise qui prend le pas sur tout le reste. Aujourd’hui, la tradition démocratique réelle s’est essoufflée. Je pense qu’il faut vivifier tout cela et s’inspirer de nos amis italiens ou autrichiens, voir quelles méthodes et stratégies ils adoptent et profiter de leur expérience. Il y a une aspiration générale au changement en France et ailleurs, mais les gens en place ne sont pas prêts à partager le pouvoir. Nous devons prendre conscience que nous n’avons pas à attendre pour agir.

Dans Nul homme n’est une île, j’articule le localisme et le cosmopolitisme et questionne la notion de « peuple européen ». Les aventures du local sont comme des histoires de pionniers. Le film raconte l’histoire de gens sortis de leur souffrance par le collectif. Ils se retrouvent alors en position d’accueillir, d’avancer et de tisser des liens. C’est le cas du projet agricole et social des Galline Felici en Sicile. Il y a un fédéralisme du local qui reste à inventer. Nous devons renouer avec la puissance d’agir, les gens doivent pouvoir initier et porter des projets. En ce faisant, ils créent de nouvelles institutions.

Dans le film, vous montrez plusieurs exemples de personnes ayant fait un autre choix que celui d’une croissance à tout prix.

La question demeure : cherche-t-on à grossir ou à s’intensifier ? J’ai fait la rencontre de gens qui ne sont pas dans la quête du maximum, mais dans celle d’un optimum. Ils cherchent une cohérence, un sens. Ils se disent c’est qu’il faut faire attention à la tentation de grossir, car si on grossit on perd l’esprit originel qui fait notre force et notre identité. C’est notamment ce que se dit Markus Faißt avec son entreprise de menuiserie dans le Vorarlberg : elle n’a pas besoin d’être plus grosse puisqu’elle s’inscrit dans un réseau d’entreprise qui est puissant et qui la protège. Barbara Piccioli, une agricultrice membre des Galline Felici dit la même chose. Soyons moteur d’inspiration au lieu de s’étendre. Ils se fixent de nouveaux objectifs, notamment en termes d’intensification des ressources humaines, pour rendre plus riche les relations entre les producteurs et les consommateurs. C’est un véritable enjeu à faire comprendre : le local n’est pas un enracinement ni un renfermement sur soi. L’enjeu n’est pas d’être petit au sens de ‘’small is beautiful’’, mais de remporter des victoires en étant dynamique, souple et intelligent. C’est le réseau qui le permet en se composant et se recomposant en permanence. C’est avec ce modèle qu’il faut penser le politique.

ENSEMBLE, accélérons la transition écologique et solidaire