Lundi 22 juin 2020, la Fondation Terre Solidaire organisait une conférence abordant les impacts de la crise sanitaire du Coronavirus sur les scénarios possibles pour nos sociétés et leurs transitions écologiques. Cette conférence fait partie d’un cycle qui vise à nous interroger sur nos choix sociétaux et penser le monde de demain. A cet effet, nous avons eu le plaisir d’accueillir Carine Dartiguepeyrou en webinaire. Interviewée par Philippe Mayol, elle nous a offert une conférence dense et passionnante.
Quels sont ces scénarios possibles pour nos sociétés de demain ?
De nombreuses évolutions étaient déjà à l’œuvre dans nos sociétés avant la crise, mais elles ont connu une accélération. L’enjeu est de faire sens de ces évolutions, de rêver les sociétés vers lesquelles on veut tendre. Au-delà des émergences que l’on observe déjà, deux scénarios principaux ainsi que deux tendances adjointes se dessinent, renseignant les grandes forces en présence à l’échelle planétaire et à l’horizon 2050.
On peut penser plusieurs scénarios en tension, le monde de demain sera-t-il dominé par les machines ou par les humains ?
La première possibilité est le scénario techno-financier : aujourd'hui, non seulement de manière concrète, mais aussi au niveau de nos imaginaires, le monde est dominé par les univers technologiques et financiers. Les GAFAM représentent l’équivalent de la 25e place mondiale en termes de Produit National Brut et les BATX, leurs équivalents chinois, prennent également beaucoup d’importance (Tencent, Alibaba et Xiaomi ont par exemple connu une croissance de plus de 50% de leur chiffre d'affaires annuel en 2018). Ces entreprises numériques et technologiques ont une capitalisation financière et des liquidités colossales qui leur permettent d’investir énormément en Recherche et Développement (R&D), dont la majeure partie pour la recherche en Intelligence Artificielle (IA) (40 milliards $). Deux tiers du financement dans ce domaine proviennent des GAFAM. Dans ce schéma, l’IA est une des évolutions les plus saillantes, et d’ici 2030, l’avancée par paliers va s’accélérer, les niveaux d’interactions dépasseront certains seuils et mèneront notamment à des formes d’autonomie de l’IA. Nous sommes donc dans une trajectoire dominée par des acteurs technologiques en position d’oligopole et créant énormément de richesse, alors même que les inégalités se creusent dans le monde, avec la stagnation des classes moyennes et la concentration des richesses dans la frange des très riches.
Comment alors sortir de cette trajectoire violente, qui dépend d’un petit nombre ? L’une des possibilités pour atténuer cette évolution est le scénario culturel qui caractérise une évolution déjà à l’œuvre : l’individuation ou la montée en puissance des individus. On y retrouve la nécessité de se développer tout au long de sa vie et de se former soi-même, chez soi. Dans une société individualiste, investir dans l’homme et ses capacités à maîtriser les technologies, développer une éthique et une réflexion autour de celles-ci devient essentiel pour contrebalancer les conséquences néfastes de la trajectoire techno-financière. Ce scénario, dans lequel il faudrait investir massivement, permettrait de contrebalancer les conséquences néfastes du scénario techno-financier.
Cependant, si l’on se place au niveau planétaire, il n’y a qu’une seule alternative au scénario techno-financier : le scénario écologique. Les acteurs internationaux (grands groupes industriels, multinationales, ONG, ..) sont aujourd'hui des forces en présence, qui ont un poids en termes de niveau d’emploi, d’économie, d’investissement, d’influence, et contribuent à la richesse de nos économies. Les groupes industriels ont beaucoup été attaqués. Or ils peuvent avoir une vision globale des enjeux. Le groupe du G20 des industriels s’est par exemple engagé à lier la reprise économique à une avancée écologique et une empreinte écologique différente (New Green Deal). Ils sont également sous le joug des GAFAM et ont besoin d’alternatives de développement économique pour survivre face aux grandes plateformes.
C’est la seule alternative viable selon moi au niveau global, mais comment peut-elle prendre une place plus importante et pourquoi n’est-ce pas encore le cas ? De nos jours, il y a de nombreuses parties prenantes qui poussent dans ce sens (marches pour le climat, certains maires de grandes villes, les pionniers de la transition énergétique, les entreprises très investies dans le recyclage, etc.), que l’on peut se demander comment cela se fait que ça n’aille pas plus vite puisque cela touche une grande diversité d’acteurs.
Le défi relève du contrat social : pour s’engager dans un autre modèle de développement économique et écologique, qui comporte de réelles dimensions de durabilité et d’engagement, nous avons besoin d’un nouveau contrat social, qui fait défaut jusqu’ici. C’est le scénario social. Les théoriciens de la social-écologie ont raison. La question est bien : comment créer un nouveau contrat social sur la base d’un nouveau modèle et contrat écologique ? Plus de 70% de la population à l’échelle mondiale se retrouvent dans les valeurs écologiques et considèrent le changement climatique comme une priorité absolue (cf. enquête du Débat public au moment de la COP21). Cela pourrait-il signifier que nous n’arrivons pas à progresser dans notre individuation qui reposerait davantage sur l’écoute et la bienveillance ?
Pour revenir à l’échelle nationale, il est possible qu’il y ait un syndrome français : nous sommes trop pris par notre hyper-individualisme et centrés sur notre propre développement. On devrait donc progresser dans notre capacité à nous ouvrir à l’autre dans sa singularité et dans l’empathie. Le deuxième élément qui pourrait nous tenir éloigné du scénario évoqué est le fait, qu’à titre collectif, nous attendrions toujours quelque chose d’autrui pour pouvoir agir. Qu’a-t-on envie de créer ensemble en tant que citoyens, autour de quelles valeurs et défis ? Les valeurs de l’écologie sont à présent largement partagées, trans-partisanes, et transcendent tous les partis. A l’échelle planétaire, nous sommes donc embarqués dans la trajectoire techno-financière, qui ne concerne que très peu de personnes. Aussi, pour embarquer réellement la population et la planète, nous avons besoin d’un scénario social porteur d’un nouveau contrat social et qui permettra de faire advenir le scénario durable en le rendant plus inclusif.
Nous avons donc affaire à deux grands scénarios concurrents, le techno-financier et l’écologique qui peuvent être complétés ou nuancés par deux trajectoires adjointes, la sociale et la culturelle. La trajectoire sociale permet d’accélérer et de donner corps au scénario écologique et la trajectoire culturelle permet de nuancer le scénario techno-financier.
La crise sanitaire a mis en exergue l’utilité des outils technologiques mais aussi les fractures de nos sociétés, la pauvreté et les inégalités. Beaucoup aspirent à ce que cette crise puisse servir d’électrochoc pour faire évoluer nos sociétés. Peut-on déjà tirer des conclusions sur les impacts qu’elle pourrait avoir, mène-t-elle vers une relance à tout prix, oubliant la crise écologique ou va-t-elle permettre de modifier la donne ?
Je ne voulais pas intervenir trop tôt sur les parallèles entre la crise et les grandes évolutions, car nous avons besoin d’infuser, d’essayer de comprendre ce qui nous arrive avant de pouvoir émettre des conclusions, mais un début d’analyse commence à se profiler. Pour que la crise change nos sociétés, il faut un changement au niveau du système de valeurs.
Je suis les travaux de plusieurs think tanks internationaux qui réfléchissent aux évolutions de nos sociétés et j’ai été très intéressée par les travaux de Demos Helsinki. Ce dernier établit un parallèle de la crise actuelle avec celle de 1930. La crise sanitaire du COVID va entraîner un changement de société pour trois raisons :
1. Nous étions déjà embarqués dans des troubles socio-économiques avant la crise, dans les deux cas.
2. Les Etats et les institutions vont mettre sur la table énormément d’argent pour pouvoir faire face à la crise et relancer nos économies et sociétés.
3. Cette crise rend visible des tensions sociales sous-jacentes.
Demos Helsinki pense donc que cette crise est profonde, et qu’elle va entraîner un changement social de nos sociétés. L’analyse est intéressante, mais les arguments ne sont pas suffisants selon moi.
Le monde change vraiment à partir du moment où les systèmes de valeur changent. Selon une enquête réalisée au niveau planétaire (Barrett Values Centre) pour analyser ce qui ressort de cette crise, cela semble être effectivement le cas. Dans la période pré-Covid-19, les valeurs plébiscitées étaient l’honnêteté, le respect, la confiance, l’intégrité, alors que ce sont des notions telles que s’adapter ou prendre soin de soi et des autres qui ont maintenant pris le pas. Au niveau des organisations, il y a également une évolution des valeurs prioritaires de performance, de contrôle et de hiérarchie vers plus d’attention portée aux personnes ou l’importance de l’adaptabilité et du collaboratif. Il semblerait donc que la crise ait provoqué une accélération de l’évolution de nos systèmes de valeurs, contractant en 6 semaines des tendances qui étaient censés prendre 5/7 ans, bousculant les scénarios et exacerbant des évolutions déjà présentes.
La crise a mis en avant plusieurs éléments, pour le meilleur et pour le pire. La primauté de l’argent (par exemple avec l’octroi de masques au plus offrants, l’exode des plus riches fuyant la densité urbaine etc.) est devenue insupportable. Nous avons aussi dû faire face à l’accentuation des spéculations : les marchés ont maintenant recouvert les niveaux du début de l’année 2020 après une descente en flèche, évitant le scénario de 2008 qui avait notamment mené à des crises alimentaires dans certains pays. Cet élément prouve bien qu’il n’y a aucun lien entre la spéculation financière et la vie réelle. Ce sont des éléments du scénario techno-financier qui étaient déjà présents mais qui ont été exacerbés avec la crise. De plus, il y a un repli du commerce international et le manque de régulation de l’interdépendance et la timide solidarité qui constituent pourtant des bienfaits de la mondialisation.
Ce qui m’inquiète le plus est la dimension technologique. Les GAFAM (avec les Zoom, Teams et autre outils) ont été les grands gagnants de cette période de confinement. Grâce à ces outils, nous avons pu garder le lien. Ces technologies ont su s’adapter et ressortent grandies de la crise, mais cela a pour conséquence d’amener les Etats à prioriser l’automatisation (remplacement de l’homme par les machines). Nous avons d’autant plus besoin d’une éthique pour faire sens de ces technologies, pour les utiliser en faisant garde à leurs implications.
La crise a également impacté nos rapports au temps et à l’espace. Nous a-t-elle permis de développer un temps pour réfléchir, faire sens de nos vies et décélérer ? D’une part, pour beaucoup de familles le confinement a pu être vécu de telle sorte, mais d’autre part, elle a été synonyme d’accélération, de stress ou de surcharge pour une autre partie de la population. Le rapport à l’espace a changé, il y a eu un retour au local, aux circuits courts et une diminution de nos déplacements. C’est intéressant en termes d’expérimentation mais l’expérience a été contrainte. Qu’en sera-t-il lorsque la contrainte ne sera plus à l’œuvre ? Il est bon d’avoir des retours d’expériences et de se demander ce qu’il faut conserver en termes de modes de travail et de nouvelles habitudes au-delà du contexte de la crise. Un travail et une réflexion sont nécessaires pour intégrer les apports et bénéfices qui ont pu s’expérimenter pendant la crise.
Le scénario techno-financier semble donc sortir renforcé de la crise, quels sont nos leviers pour faire évoluer dans le sens des autres scénarios ?
Il y a trois échelles d’action : macro, meso et micro. Au niveau de la société (macro), il faut pouvoir identifier les signaux faibles, plus ou moins visibles mais qui peuvent se renforcer et devenir des évolutions structurantes. De tels signaux émanent de grands acteurs économiques ou des élites, notamment. Le mouvement des entrepreneurs de la nouvelle économie (s’inspirant de la loi PACTE ou des ODD, par exemple) ou la position des grands patrons qui veulent ouvrir la voie vers une économie bas-carbone sont encourageants. Beaucoup d’évolutions se font également au niveau territorial, des villes et des collectivités territoriales qui ont amené des solutions rapides et efficaces en termes de gestion de crise. On observe une recrudescence des Etats et de l’unilatéralisme (intérêts macro et européens) mais aussi des intérêts locaux et territoriaux qui peuvent faire basculer les choses.
Plusieurs leviers sont à notre portée. Pour maintenir un niveau de solidarité, il faut favoriser les politiques d’interdépendance et orchestrer la coopération au niveau planétaire, car il y a une nécessité ultime de coopérer. Beaucoup de signaux vont dans ce sens comme la reprise en main de la solidarité entre les Etats et à des niveaux plus locaux également. Un deuxième levier serait de créer un modèle économique et social en prise avec les évolutions des valeurs, qui vont vers un détachement du matériel et davantage d’immatériel (formation, solidarité, coopération). Enfin, un troisième levier serait simplement de s’unir pour prendre soin les uns des autres. Quand on accepte le côté fragile de l’autre, on peut avancer ensemble et se rassembler autour des enjeux du care (des autres, de soi et de la planète). Les faits sont là, le système s’effondre écologiquement, le système s’effondre en s’accélérant. Toutefois la prise de conscience, le passage à l’action peut se déclencher autrement. Nous avons déjà eu plus de 300 crises boursières depuis les années 1970 ! Ces crises expriment une défaillance du système financier sur lequel repose une bonne partie de la planète. Il faut le reconnaître, et que cela change dans nos consciences et dans nos systèmes de valeurs.