Jeudi 11 mars 2020, la Fondation Terre Solidaire organisait une conférence en ligne afin de partager les premiers résultats des travaux de recherche sur le scénario TYFA (Ten Years For Agroecology). Pierre Marie Aubert, chercheur, coordinateur de l’initiative Agriculture européenne à l’IDDRI , a présenté l’état des travaux de ce scénario visant à établir les bases d’une conversion à une Europe agroécologique, d’ici 2050. Cette transition écologique s’applique à l’agriculture et à l’alimentation. Elle est en rupture avec nos systèmes actuels de production alimentaire. Elle veut répondre à des critères de justice et de solidarité. Elle prend en compte les impacts sur la santé, sur le climat et la biodiversité. Dans cette perspective, la généralisation de l’agroécologie à toute l’Europe est-elle possible pour nourrir durablement sa population et faire vivre tous les acteurs concernés ? Les réponses à ces questions sont au cœur des 5 années de travaux de recherche sur le scénario TYFA, auxquels la Fondation Terre Solidaire apporte son soutien financier.
Toute l’ambition initiale du projet TYFA était de démontrer qu'une généralisation de l’agroécologie à l’échelle européenne serait de nature à prendre en compte conjointement les enjeux d’alimentation durable sur le continent, de préservation de la biodiversité et des ressources naturelles et de lutte contre le changement climatique. A quelles conclusions êtes-vous arrivés ? Une généralisation de l’agroécologie est-elle de nature à répondre à ces enjeux ?
Vouloir généraliser l’agroécologie n’était pas une idée consensuelle dans cette Europe marquée par une orientation productiviste de la politique agricole commune (PAC). C’est pourtant au niveau européen qu’il est pertinent de considérer la transition d’un secteur aussi stratégique. L’équipe de recherche a pris en compte l’évolution du système alimentaire, en même temps la situation de l’agriculture, afin de mieux comprendre les interactions entre les deux et les effets induits sur la santé, le climat et sur l’évolution socio-économique des acteurs concernés.
L’approche utilisée consiste à se demander ce que mangent les européens : produits animaux, produits végétaux. Il faut simultanément analyser l’offre de produits, connaitre leur destination : non alimentaire, alimentation animale, alimentation humaine ; prendre en compte les 30% de pertes et gaspillages. L’analyse des variables de production et de résultats permet une meilleure compréhension des systèmes de production (rendements, productivité, produits, usage des terres, effets environnementaux).
Dans la longue chaine qui va du sol à l’assiette du consommateur, le suivi du flux de l’azote conduit à des observations pleines d’enseignements. En effet, l’azote est un élément de base du vivant, indispensable à l’élaboration des protéines. Trois sources sont possibles pour mettre ce nutriment à la disposition des plantes dans le sol : l’azote de l’air, qu’il a fallu capter avec beaucoup d’énergie fossile pour fabriquer les engrais azotés de synthèse ; l’azote assimilé naturellement par les bactéries fixées sur les racines des plantes légumineuses et enfin l’azote recyclé dans le fumier, le compost. Dans les flux d’azote, il ne faut pas oublier ce qui se perd et pollue les eaux, développe des nuisances comme les algues vertes ; ou ce qui part dans l’atmosphère sous forme de protoxyde d’azote, puissant gaz à effet de serre. Les modalités d’agriculture et d’élevage intensifs accentuent ces effets.
Ces flux d’azote, nous les retrouvons du côté de l’alimentation humaine et animale.
Lorsque les chercheurs se penchent sur la consommation alimentaire en Europe, ils constatent que depuis les années 1960, notre ration moyenne en protéines a beaucoup augmenté. Elle apporte le double de ce qu’il faut pour couvrir nos besoins ; la part des produits carnés constituant l’essentiel de cet excèdent. Si les conséquences médicales de ce déséquilibre protéinique sont faibles, les coûts de production et autres conséquences sur l’environnement sont élevés. Il est aussi noté que nos régimes alimentaires sont trop faibles en fruits et légumes, trop pauvres en fibres.
A l’évolution de la consommation répond une transformation des systèmes de production. En résumé, il y a eu concentration du nombre d’exploitations, intensification par les intrants chimiques, la mécanisation et une spécialisation des fermes et des territoires. Depuis la seconde guerre mondiale, l’Europe a considérablement renforcé ses capacités de production. Elle a structuré des filières puissantes, capables d’exporter dans le monde. La production de viande a été triplée.
De ce fait, l’alimentation animale a été transformée. L’intensification a entrainé l’importation de protéines végétales, fournies par le soja des Etats-Unis, du Brésil, par exemple. L’agriculture européenne abandonnant la production de protéines, s’est spécialisée dans le secteur des céréales. En 50 ans, la part des denrées végétales destinée aux animaux a plus que doublé. Elle absorbe aujourd’hui 70% de la production végétale, en réponse à la consommation de produits animaux. Cette débauche de protéines a donc modifié les flux d’azote. Plus intenses, ils ont conduit à des apports d’engrais de synthèse considérables. Ils ont entrainé des pertes massives, avec les lourdes conséquences environnementales déjà mentionnées. C’est donc tout le fonctionnement agroécologique qui a été perturbé, entrainé par des impulsions économiques fortes.
Après avoir procédé à ces analyses globales, l’équipe de recherche TYFA construit un autre scénario basé sur l’agroécologie, censé répondre aux exigences alimentaires d’une population de 530 millions d’européens. En voici les grands axes :
- une gestion de la fertilité des sols au niveau territorial, avec légumineuses, agri/élevage diversifié ;
- un abandon des pesticides et extensification de la production végétale, en référence à l’agriculture bio ;
- un redéploiement des prairies naturelles, pour leur effet sur la filtration des eaux et sur la biodiversité ;
- une extensification de l’élevage, ruminants et granivores ;
- des régimes alimentaires moins riches et plus équilibrés, autant que désirables ;
- une priorité donnée à l’alimentation humaine, puis animale, et, si possibilité, usages non alimentaires ;
Ce scénario peut fonctionner, nous dit-on, en réduisant en moyenne notre consommation de viande et de produits laitiers de moitié ; en multipliant par 5 celle de fruits et légumes, en particulier des légumineuses (lentilles, soja, haricots, pois…). Les nouveaux modes de production feraient baisser les rendements végétaux de 25 à 30%. La production animale diminuerait de 45%. Dans ces conditions, on peut se passer de l’azote de synthèse et il n’est plus nécessaire d’importer du soja. On mise sur un meilleur recyclage de l’azote dans le sol.
Les simulations réalisées montrent que ces changements sont possibles. Outre la capacité alimentaire sécurisée pour répondre aux besoins, on gagne sur le plan de la santé, de la biodiversité. On réduit les gaz à effet de serre de 40%. Par ailleurs, on diminue les importations européennes d’aliments. On exporte des produits différents dans le monde. Les hypothèses choisies dans le scénario sont réalistes. Elles pourraient même devenir plus favorables à l’agroécologie, dans la mesure où la diversification des espèces cultivées, la recherche de nouvelles variétés et de techniques plus appropriées amélioreraient les rendements, renforceraient la résilience des cultures et des élevages aux différents chocs. C’est ainsi qu’avec l’expérience, on voit que l’agriculture biologique améliore ses résultats et réduit les écarts avec l’agriculture conventionnelle.
Un système agro écologique moins productiviste aura des conséquences sociales et économiques importantes en particulier sur l’emploi. C’est tout l’objet de la phase actuelle de vos travaux. Qu’en est-il exactement ?
Pour l’emploi, les changements seront en effet bien réels. Il diminuera dans la production animale, en particulier dans les industries agroalimentaires qui transforment ces produits, employant 1/3 des salariés de la branche. En revanche, l’augmentation des productions végétales, telles que les fruits et légumes, le maraichage en particulier, permettra d’en créer ; étant donné que ce secteur est très intensif en travail. Des transferts de main-d’œuvre devraient ainsi avoir lieu d’un secteur à l’autre, qu’il faudrait faciliter. Par ailleurs, il est montré que les structures plus locales, plus petites, d’exploitations agricoles, ou d’industries agroalimentaires, ont une plus grande intensité de main-d’œuvre. En effet, il y a moins de substitution capital/travail que dans les plus grosses entreprises.
La rémunération des producteurs connaitra aussi des mutations, ne serait-ce que par la réorientation des productions et le changement des modes d’exploitation. Il reste à procéder à des analyses plus fines pour estimer la viabilité économique et la répartition de la valeur dans les filières, en visant la déspécialisation et le ralentissement de la concentration, ce qui serait favorable à l’emploi.
Pour le consommateur, il est vrai qu’une production de qualité, plus respectueuse de l’environnement, plus locale, plus saine, a un coût plus élevé. Se pose alors la question de l’accès de la population ayant un faible revenu, à une alimentation saine. Il était estimé que 7% des consommateurs étaient déjà en situation de précarité alimentaire. Cette proportion n’a pu qu’augmenter depuis la Covid. Des mesures sociales, de type chèque alimentaire ou autres, doivent alors être envisagées dans les politiques publiques.
Le scénario TYFA est globalement viable. Il reste maintenant à rentrer dans les analyses de détail. On ne peut passer directement du scénario biophysique aux impacts socio-économiques. Il faut examiner comment se recomposent les filières, les chaines de valeur et les reconfigurations entre la production, les industries agro-alimentaires, la distribution, et les consommateurs. Cette reconfiguration des différents maillons a besoin d’être chiffrée avec précision.
En conclusion, Pierre-Marie Aubert insiste sur les conditions indispensables pour engager une telle transition agroécologique au niveau de l’Europe : des implications socio-politiques fortes ; de nouvelles logiques allant de la production à la consommation, comme un nouveau contrat entre agriculteurs et société ; un nouveau cadre commercial ; une PAC renouvelée, évitant les distorsions de concurrence. Ces nouvelles idées sont déjà ponctuellement à l’œuvre. Ce projet est très moderne, il réclame des compétences solides pour le faire avancer.
Retrouvez l'intégralité de la conférence avec Pierre-Marie Aubert