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Entretien avec Patrick Viveret

Comment le mal-être social que vous décrivez alimente-t-il la crise systémique que nous traversons?

Pour comprendre l’origine de ces crises et la nature des réponses positives, il est important de saisir ce qu’avec Abdennour Bidar, nous avons appelé le double dérèglement climatique. Le réchauffement de la planète et inversement la glaciation émotionnelle et relationnelle qui saisit des collectifs humains quand ils sont pris par la peur, le repli identitaire, l’isolement. Dans ces moments-là, ils consomment beaucoup plus d’énergie, d’aliments et on voit ici le lien entre les économies du mal-être et les crises actuelles. Comment ignorer que les dépenses annuelles de consommation de drogue représentent dix fois les sommes qui permettraient de résoudre la question de la faim ou de l’accès à l’eau potable ? Et du même coup, on voit aussi mieux la nature de la réponse. Si le mal de vivre, non seulement personnel mais aussi sociétal, est à la racine de toutes les grandes questions, écologique, sociale, financière, alors la réponse elle aussi radicale est du côté de ce que Pierre Rabhi appelle « la sobriété heureuse ». J’insiste sur le second terme, c’est à dire le bonheur défini comme art de vivre à la bonne heure, comme intensité de présence à la vie. Le bien vivre, le buen vivir dont on parle beaucoup dans les pays latinos américains, devient un enjeu à la fois d’ordre personnel et sociétal que nous avions appelé, lors du Forum social Mondial de Porto Allegre, l’axe TPTS, pour dire que « Transformation Personnelle » et « Transformation Sociale » doivent aller de pair.

Comment expliquer et dépasser l’inertie, notamment politique, face à l’urgence de la crise ?

Il faut voir que les intérêts mobilisés par l’économie du mal-être, du mal de vivre et de la maltraitance sont absolument considérables. Par exemple, les 5 puissances permanentes membres du conseil de sécurité de l’ONU, qui ont des responsabilités particulières sur la paix mondiale, sont aussi les 5 premiers vendeurs d’armes ! L’économie de la drogue est elle aussi considérable et illustre une interaction entre l’économie criminelle et d’autres acteurs situés dans les paradis fiscaux. Évidemment, c’est une façon de tenir les sociétés. Quand les gens sont déprimés, tristes et isolés, ils sont moins transformateurs et subversifs que quand ils sont heureux et solidaires. Pour dépasser l’inertie, une piste se situe du côté de l’expérimentation anticipatrice. Elle nécessite de réunir l’ensemble des acteurs, toute la créativité citoyenne dans le monde, autour de stratégies du bien vivre et de la sobriété heureuse. Et de s’organiser en conséquence pour obliger ceux qui sont en situation de responsabilité à arrêter cette course folle vers l’abîme. Mais aussi pour mener des expérimentations, qu’incarnent ici et maintenant, des projets, des initiatives citoyennes, au nombre desquels le micro-crédit ou les monnaies locales par exemple.

Comment peut s’opérer la transition vers une « sobriété heureuse » à laquelle adhère la Fondation Terre Solidaire ?

Il faut repérer les points faibles des acteurs représentant les intérêts économiques. Ce sont des adversaires, pas des ennemis, car il faut distinguer le conflit de la violence. Construire du conflit est une alternative à la violence, car précisément la violence se construit quand les conflits ne se sont pas formés à temps. Donc, construire du conflit fait partie de la résistance créative. C’est la première étape de la stratégie du rêve, c’est à dire l’alliance entre le R de la résistance créative, le V de la vision transformatrice et le E de l’expérimentation anticipatrice qui correspond à ce que l’on voit par exemple dans des films comme Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent. En ce qui concerne la radicalité, si j’observe qu’elle vient de la question du mal-être, du mal de vivre et de la maltraitance, alors la réponse radicale positive va être celle de la sobriété heureuse, du bien vivre. Ça ne sera certainement pas celle de l’organisation d’une violence révolutionnaire qui aggraverait les conditions du mal-être. Nous devons dépasser le débat binaire du type « révolution ou réforme ? » et affirmer que ce qui doit advenir est beaucoup plus qu’une révolution, c’est une véritable transformation. La révolution se contente d’inverser le rapport de force entre dominés et dominants et reproduit de nouvelles formes de domination. Or, nous avons besoin de transformer notre rapport au pouvoir, pour abandonner la logique de conquête, de domination, et embrasser le pouvoir comme énergie, comme création démultipliée par la coopération.

Au côté du fourmillement d’expérimentations dans les territoires, l’État peut-il participer à la transition ?

Les deux sont non seulement possibles, mais nécessaires. D’ailleurs, il y a un lien direct entre ces deux dynamiques. Par exemple, des personnes comme Nelson Mandela ou Vaclav Havel sont venues du cœur des combats qu’elles menaient avec la société civile, avant d’accéder à l’exercice du pouvoir politique. Il faut à la fois avoir cette impulsion qui vient du « bas », mais en même temps des cadres qui vont permettre la « reliance » et d’organiser la capacité de résistance créatrice, l’émergence d’une vision et le rassemblement des expérimentations anticipatrices. En France, la forme présidentielle est quasi monarchique et, circonstance aggravante, c’est une monarchie nucléaire. C’est-à-dire que vous élisez une personne qui a éventuellement le pouvoir de mort absolu à travers le nucléaire. Par nature ce pouvoir n’est pas partageable. Cette situation fait qu’il ne faut pas simplement plus de décentralisation ou de participation dans les nouvelles formes démocratiques à inventer. Une remise en cause du pouvoir suprême de l’arme nucléaire est également nécessaire.

Quel est le rôle du citoyen ?

Le citoyen a la possibilité de se projeter dans cette aventure. Passer de la possibilité à la capacité, c’est ce qu’Amartya Sen appelle les « capabilities ». C’est un des enjeux pour l’avenir. La citoyenneté ne doit plus simplement s’exercer aux niveaux local ou national, y compris européen pour nous, mais de plus en plus au niveau planétaire. Faire advenir la citoyenneté planétaire n’est plus de l’ordre de l’utopie, mais de la nécessité absolue ! Par exemple, l’appel des 15000 scientifiques pour dire que le temps nous est compté est un engagement planétaire. Nous ne pouvons plus continuer à avoir des acteurs irresponsables, quand bien même ils ont été élus comme Donald Trump aux Etats-Unis. Hausser l’exigence démocratique au niveau planétaire est une aventure collective absolument nécessaire et passionnante qui ne nous éloigne pas du terrain. Car on peut être à la fois citoyen sur les plans local et national et citoyen de ce peuple de la terre. On a la possibilité, notamment avec les outils technologiques, de relier en permanence le local et le planétaire et même le personnel, l’intime, avec le planétaire. Car au fond, la grande question qui s’impose à nous, est celle de la sagesse. L’humanité est menacée, certes, mais elle n’est pas menacée par des barbares extraterrestres. Nous sommes mis en danger par notre propre barbarie intérieure. C’est ce qu’avancent depuis des millénaires la plupart des grandes traditions spirituelles. C’était déjà la question que posait Platon en adressant le rapport entre gouvernance et sagesse, qui aujourd’hui, revient au cœur de la question politique. Il s’agit de comprendre comment cette sagesse peut induire la façon dont nous choisissons de gouverner nos vies. C’est le grand enjeu de l’auto-gouvernance de la famille humaine.

ENSEMBLE, accélérons la transition écologique et solidaire