Entretien réalisé par Aurélien Dufour, étudiant à l’Ecole de journalisme de Cannes
Alors que le Salon de l’Agriculture s’est ouvert ce samedi, Véronique Lucas, sociologue à l’Inrae de Rennes et Jean-Baptiste Cavalier, coordinateur national du Reneta (Réseau national des espaces-test agricoles), analysent les raisons de la crise agricole qui a émaillé la France ces dernières semaines.
Véronique Lucas (V.L.) est sociologue à l’Inrae de Rennes. Elle travaille sur les conditions de la transformation agroécologique du secteur agricole, en particulier du point de vue des agriculteurs et de leurs fermes. Pour ce faire, elle étudie leurs modes de collaborations et d’organisations.
Jean-Baptiste Cavalier (J-B.C.) est le coordinateur national du Reneta (Réseau national des espaces-test agricoles). C’est un réseau qui a été créé en 2012 et regroupe la grande majorité des espaces-test agricoles. Le RENETA compte environ 80 membres , 65 espaces-test en fonctionnement et 15 en projet.
Une crise agricole multifactorielle
Quelles sont les raisons de fond de la crise agricole selon vous ?
V.L. : Il y a une conjonction de crises ou de difficultés auxquelles sont régulièrement soumis les agriculteurs. Certaines touchent certaines catégories, d’autres sont transversales. Depuis 2021, il y a une explosion d’un certain nombre de charges avec le carburant et l’énergie en première ligne. Certes, il y a aussi eu une hausse des produits agricoles, mais elle a été plus faible.
J-B.C. : Il y a une crise de revenu qui n’est pas nouvelle aussi. On a pris l’habitude de sous-payer les agriculteurs. Beaucoup sont payés en-dessous de leurs coûts de production. Les aides de la Pac (Politique agricole commune) sont là pour les aider, mais rémunérer les agriculteurs en-dessous de leurs coûts de production, c’est quand même inquiétant. C’est une question que l’on retrouve dans tous les secteurs agricoles. Ceux qui s’en sortent, ce sont les agriculteurs dans la vente directe.
Un autre facteur réside dans le fait que l’agriculture est un secteur très sensible aux aléas climatiques.
V.L. : Dans la moitié nord de la France, l’excès de pluviométrie cet automne suscite des inquiétudes. À l’inverse, sur la moitié sud, les questions de sécheresses récurrentes peuvent les tracasser. Je pense particulièrement aux vignes dans le Languedoc-Roussillon.
La nouvelle PAC a été mise en place en 2023 et les agriculteurs ont dû faire des choix, comme signer des mesures agroenvironnementales qui sont proposées dans cette politique. Il a fallu qu’ils en prennent connaissances, les démarches sont majoritairement dématérialisées, non sans bugs. Dès lors, cela a provoqué des retards de versement des premières aides.
Et puis il y a aussi des choses catégorielles comme une nouvelle maladie animale qui apparaît dans le Sud-Ouest. Les autres mouvements de blocages dans d’autres pays européens ont aussi pu résonner en France.
Globalement, les agriculteurs sont confrontés aux bouleversements économiques et climatiques. Ils sont aussi confrontés aux excès de la libéralisation massive qui a touché le secteur agricole et conduit à une volatilité accrue des cours des produits et provoqué des incertitudes. Pendant longtemps, la solution a été de s’agrandir et de produire davantage. Or les économistes ont prouvé qu’il n’y avait pas plus de gain de productivité et les agriculteurs ne peuvent pas travailler davantage.
Le gouvernement y a-t-il répondu selon vous ? Pourquoi ?
V.L. : Le gouvernement y répond par des mesurettes qui ne s’attaquent absolument pas aux racines. Renoncer à la fiscalisation du gazole (GNR, gazole non routier), ça ne va pas changer fondamentalement le problème.
La nécessité de modifier le système agricole
La FNSEA et les Jeunes Agriculteurs se sont pour l’instant satisfaits des annonces du gouvernement, qui mettent un coup d’intérêt à la transition écologique pourtant nécessaire dans ce secteur. Est-ce que la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs font fausse route ?
V.L. : La transition écologique est nécessaire. Aujourd’hui, la transition agroécologique avance petitement mais avance par les propres efforts de travail et d’auto-organisation collective des agriculteurs. Ils sont confrontés à des impasses (dérégulation, changement climatique) dans un secteur qui n’offre pas les possibilités de changement. Arrêter Ecophyto ne va pas arrêter ce mouvement des agriculteurs vers la transition écologique. Ça va juste rendre les choses un peu plus compliqués.
Puis la FNSEA est loin d’être un bloc monolithique. Ces bouleversements économiques, écologiques et climatiques mettent en évidence ces différences intérêts au sein de la base sociale d’où cette tentative de la direction de la FNSEA d’éviter d’ouvrir les questions et les débats qui mettrait encore plus en évidence les avis divergents. L’écologiste, « l’environnementaliste », et l’État, sont les bouc-émissaires faciles pour diriger les problèmes vers l’extérieur.
J-B.C. : À titre personnel, je pense aussi que c’est une erreur de réduire les exigences environnementales. Aujourd’hui, on n’a pas le choix. On a besoin d’évoluer que ce soit pour la société ou pour le monde agricole. Réduire les exigences, c’est quelque part dire « pour l’instant, continuez comme ça, on verra bien ». Mais c’est très compliqué pour un agriculteur de changer radicalement de système du jour au lendemain et trouver des alternatives à certains produits phytosanitaires.
V.L. : Les agriculteurs se sur-responsabilisent pour le faire tous comme les consommateurs qui se sont sur-responsabilisés en choisissant des produits écologiques. Mais il y a aussi d’autres problèmes comme la qualité de l’eau potable qui se dégrade, l’effondrement de la biodiversité, ou le réchauffement climatique.
Toutes ces causes ont-elles un impact sur l’attractivité du métier ?
J-B.C. : Aujourd’hui, en France et un peu partout en Europe, on assiste à une situation problématique au niveau du renouvellement des générations agricoles. Il y a plus de personnes qui s’en vont que de personnes qui viennent. Historiquement, on avait beaucoup de reprises familiales. Aujourd’hui, notamment pour les raisons mises en avant dans cette crise, les agriculteurs déconseillent à leurs enfants de reprendre l’affaire familiale.
En face de cela, on a un public qui n’est pas issu du monde agricole et qui veut se lancer, souvent pour des raisons idéologiques (être plus proche de la nature). Mais ils ne connaissent pas grand-chose au métier d’agriculteur, ils ont besoin de se confronter à la réalité et surtout d’avoir un accompagnement particulier car ils ont des contraintes particulières.
Et justement comment faites-vous pour les accompagner ?
J-B.C. : Ce qu’on propose, c’est de tester concrètement, pendant 1 à 3 ans, leur projet d’installation sur ce qu’on appelle un « espace-test agricole » C’est à la fois un cadre à grandeur réelle, proche de ce qu’ils pourront avoir plus tard. Ils bénéficient aussi d’un statut juridique et de plusieurs moyens de production pour limiter la prise de risque. Enfin, ils ont aussi à leur disposition un dispositif d’accompagnement technique (élevage, culture), entrepreneurial (gestion) et humain (qu’est-ce qu’être agriculteur, comment gérer son temps de travail, comment s’insérer dans le milieu agricole et sur le territoire). Nous sommes là aussi pour les accompagner sur leur projet et ses évolutions.
Votre projet s’inscrit-il aussi dans une démarche agroécologique ?
J-B.C. : Nous avons rédigé une charte qui défend une agriculture responsable de l’Homme et de l’environnement. 95% des projets en espaces-test agricoles se font en Agriculture Biologique. On est essentiellement en circuit court, autour de 80%. Nous n'avons plus le choix, il faut faire évoluer le système agricole qui repose sur une exploitation massive de la terre et des énergies fossiles et passer à des exploitations à taille humaine et autonome par rapport aux intrants.
L’agroécologie est déjà en marche mais en manque de financements
L’agroécologie, c’est ce que vous défendez dans votre thèse Véronique Lucas, « L’auto-organisation collective : pour le changement des agriculteurs vers la transition écologique ». Vous expliquez ici que beaucoup d’agriculteurs font de « l’agroécologie silencieuse » : ils utilisent des techniques agroécologiques sans que ce soit leur but premier (être indépendant vis-à-vis de la volatilité des prix des intrants par exemple) Pour cela, les agriculteurs se sont auto-organisés collectivement ? Comment cela se concrétise-t-il ?
V.L. : Cette auto-organisation collective permet aux agriculteurs de cumuler des connaissances, d’investir collectivement dans de nouveaux équipements ou encore de grouper leurs ventes vers des industriels ou de vendre sur des points de vente collectifs en circuit court. L’agroécologie, ça passe aussi par plus de collaboration et de coordination entre fermes. Par exemple à l’échelle locale, restaurer un paysage, un bocage qui soit favorable à la biodiversité, ça peut difficilement se faire à l’échelle d’une ferme seule.
J-B.C. : Je pense aussi que la coopération peut aider à plein de niveaux, en termes d’organisation et de la répartition du travail. Je pense notamment à l’élevage bovin qui est très chronophage où l’on ne peut pas se permettre de partir en vacances ou en week-end. Le travail collectif peut ici permettre de se répartir le travail et se laisser un peu plus de temps libre.
Puis aussi sur les investissements que ce soit sur du matériel de production ou de transformation, travailler collectivement peut être intéressant.
Mais le collectif peut aussi avoir ses inconvénients. Parfois, il est nécessaire de faire de la médiation.
Mais nous constatons que beaucoup de lieux de test-agricole sont des lieux collectifs. Ça amène parfois à des installations en collectif qui n’étaient pas prévues initialement.
En quoi les pouvoirs publics peuvent-ils souvenir ces projets ?
V.L. Il faut une impulsion politique pour donner les conditions nécessaires pour que les agriculteurs puissent adopter des modes de production plus écologiques. Cette auto- organisation collective des producteurs qui permet ces avancées actuelles en matière de
transformation agroécologique n’est pas accessible à tous les acteurs. Elle n’offre pas des solutions à toutes les questions que se posent les producteurs.
Il faut aussi une transformation des politiques commerciales, une transformation des protections de nos marchés aux frontières, une transformation de l’organisation économique… Mais aussi réinvestir dans la recherche et la formation.
J-B.C. : Surtout au niveau des financements. Accompagner des individus non-issus du milieu agricole doit être plus personnalisé pour que cela fonctionne. Ça demande plus de temps donc plus de moyens. Il faut aussi des financements pour indemniser les paysans qui interviennent en tant que tuteurs. Enfin, ces espaces-test doivent être animés et coordonné. Or ce secteur est largement sous-financé.