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Entretien avec Mathilde Dupré

En juin dernier, la Fondation Terre Solidaire inaugurait un cycle de rencontres sur l’incidence de la crise liée à la COVID 19 sur la transition écologique et solidaire. Pour la 2ème conférence de ce cycle, la fondation recevait Mathilde Dupré qui nous a partagé son analyse de la crise actuelle : en quoi peut-elle être un accélérateur ou au contraire un frein à la transition écologique ?

Vous avez travaillé au sein de l’Institut Veblen sur le projet européen de Green Deal annoncé juste avant la crise sanitaire et vous avez écrit dans une note que ce programme « s’il est effectivement mis en œuvre, pourrait marquer un tournant dans l’Histoire européenne, autour d’un programme écologique à la hauteur des enjeux civilisationnels auquel nous faisons face ». Qu’en est-il un an tout juste après les premières annonces ? Est-ce que tout cela n’a pas été balayé par la pandémie et la crise économique qui en découle ?

Les conséquences humaines et sociales des crises sanitaires et économiques actuelles sont sans précédent. Non seulement elles interviennent dans un contexte déjà marqué par les urgences écologique et sociales qui posent des défis inédits à notre génération, mais elles ont aussi mis en lumière les liens existants entre notre mode de vie et les bouleversements écologiques qui nous exposent à des risques sanitaires accrus. Il apparaît donc nécessaire aujourd’hui de prendre en compte la transition écologique et sociale dans les plans de relance nationaux et européens.
Avant la crise liée à la COVID, un projet de pacte vert, le Green Deal, avait été annoncé par la nouvelle Commission européenne, fin 2019. L’objectif de ce pacte était d’atteindre la neutralité climatique d’ici 2050 et de décorréler la croissance économique de l’utilisation de ressources naturelles. Par le degré d’ambition élevé des objectifs affichés, ce projet pourrait constituer un véritable tournant dans les politiques de transition écologique et sociale et dans le processus de construction de l’Union Européenne. Mais les moyens annoncés pour la mise en œuvre de ce Green Deal apparaissaient déjà bien en deçà des besoins estimés avant la pandémie.
Et la crise économique actuelle engendrée par la crise sanitaire risque aujourd’hui de reléguer les urgences écologiques au second plan. Ainsi la préoccupation liée à la survie des acteurs privés et au désendettement des acteurs publics pourrait prendre le pas sur les objectifs fixés par le Green Deal. La conclusion d’un rapport du Haut Conseil pour le climat soulignait dès le mois d’avril 2020 à quel point le manque d’ambition climatique dans les plans de relance de 2008 avait retardé les transformations nécessaires de nos économies, appelant à ne pas commettre la même erreur en 2020.
Alors que des financements publics massifs sont déjà et vont continuer à être déversés dans l’économie, il est indispensable de les orienter pour financer non seulement la sortie de crise mais aussi accompagner les mutations sociales et écologiques dont nous avons besoin à moyen et long terme. Pour cela, il faut aller plus loin que la recherche actuelle de co-bénéfices (relance et transition) notamment en assumant le déclin des secteurs les plus polluants appelés à disparaître. Cela nécessite de développer des mesures qui respectent 3 critères : la prévisibilité, la progressivité et l’irréversibilité et de prévoir un accompagnement public massif des secteurs en reconversion et des salariés concernés.
Parce que les circonstances exceptionnelles de la pandémie et de la crise économique obligent déjà les décideurs à élargir le champ du possible en matière de politique économique et monétaire, c’est le moment d’inviter les États à explorer des pistes encore plus ambitieuses pour investir massivement dans la transition écologique et protéger les citoyens européens dans cette période de transformation profonde de l’économie et de la société. Dans une note publiée en mars 2020 sur le Green Deal européen par l’Institut Veblen, nous suggérions notamment de travailler en parallèle sur plusieurs pistes : développer les ressources propres de l’UE avec de nouvelles taxes, réviser les règles européennes de discipline budgétaire, conduire une politique monétaire innovante, utiliser la régulation financière pour réorienter les flux financiers, etc…

Est ce que les mesures économiques annoncées jusqu’à présent dans le cadre des plans de réponse à la crise au niveau UE ou français vont dans le bon sens ? Quel bilan provisoire peut-on en tirer ?

La Commission européenne a choisi de mettre au cœur de son plan de relance, le Green Deal et la transition numérique.
Pour analyser la compatibilité des plans de relance européen et français à l’aune du Green Deal, nous avons retenu deux critères : le premier étant la part des plans de relance allouée au secteur vert et le second le respect du « serment vert » annoncé par la Commission, c’est à dire la cohérence de l’ensemble des politiques déployées avec le Green Deal – ce qui renvoie notamment à la question des contreparties environnementales et sociales exigées de la part des acteurs économiques sur les aides distribuées.
Sur le fléchage vert des plans de relance :
Les États européens se sont accordés sur un seuil de 30 % (en deçà de la cible de 37 % proposée par la Commission) et la France respecte à peu près cet engagement dans le plan de 100 milliards annoncé le 3 septembre.
Au niveau français, le premier défi majeur est la pérennisation de ces efforts. En effet, si pour le moment ces mesures s’appliqueront sur les deux prochaines années, la mise en œuvre de la stratégie nationale bas carbone requiert une intensification de ces efforts afin d’atteindre les objectifs d’émission de 2030 qui viennent par ailleurs d’être rehaussés dans la loi climat européenne (de -40 à -55%).
Par ailleurs, ces efforts ne doivent pas se concentrer uniquement sur les investissements nécessaires mais aussi sur l’évolution de la réglementation et de la fiscalité dans un certain nombre de domaines pour faire évoluer nos modes de production et de consommation. De ce point de vue, l’articulation du plan de relance avec la préparation du projet de loi qui vise à mettre en œuvre les propositions de la Convention citoyenne sur le climat est cruciale.
Mais l’issue concrète de ce processus inédit de démocratie participative reste incertaine. Il était déjà peu probable que les mesures proposées permettent d’atteindre un objectif de -40 % des émissions d’ici 2030 mais la proposition législative risque encore d’être en deçà au moment même où on acte qu’il faudrait désormais faire – 55 %.
La cohérence :
Certaines mesures prises dans les cadres des plans de relances, notamment au niveau national, apparaissent clairement contradictoires avec le « serment vert » : Les aides ont favorisé des secteurs sensibles (automobile, aviation) et même dans certains pays étaient dirigées vers les énergies fossiles.
En France, au cours des discussions autour des projets de loi de finance rectificative, les propositions de conditionnalités sociales et environnementales des aides ont été écartées. Et la baisse des impôts de production qui représente 20% du plan de relance ne tient pas non plus compte de critères environnementaux.
Ainsi, d’après l’évaluation du Haut Conseil pour le Climat, environ 2/3 du plan de relance (impôts de production, sauvegarde de l’emploi et plan jeune) soutient la continuité économique actuelle, ce qui pourrait avoir des effets significatifs à la hausse des émissions et fait courir le risque d’un verrouillage dans des activités fortement émettrices à long terme.
Au niveau européen sur les 2 300 milliards d’euros d’aides nationales notifiées à la Commission pour le premier semestre 2020, les considérations climatiques n’étaient pas non plus un critère d’évaluation de ces dispositifs, malgré des suggestions en ce sens de la part du vice-président de la Commission en charge du Green Deal.

A l’échelle internationale, la crise sanitaire a aussi mis en lumière la fragilité et l’interdépendance de nos économies et les répercussions que peuvent avoir un confinement dans un pays comme la Chine puis des mesures de mise à l’arrêt de l’activité dans différentes régions du monde. Quel bilan peut-on en tirer ? Peut-on voir déjà des enseignements à tirer de cette expérience et des évolutions à l’œuvre dans les politiques menées par les États ?

À l’échelle internationale, la crise sanitaire et les mesures exceptionnelles prises ont mis en lumière la vulnérabilité des chaînes de valeur internationales insuffisamment maîtrisées et en flux tendus et notre dépendance à d’autres économies pour des produits stratégiques notamment les équipements de protection ou les appareils médicaux dont nous avions besoin dans la prise en charge de l’épidémie.
Dans le secteur agricole, cette crise a aussi révélé la dépendance de la France, à la fois aux produits importés mais aussi à la main d’œuvre étrangère sur notre sol. Certaines activités, dans le maraîchage ou l’arboriculture, ont en effet recours massivement à de la main d’œuvre étrangère, ce qui avait été rendu impossible durant le confinement ; ce phénomène est décrit par certains spécialistes comme une forme de «délocalisation sur place» avec un sous-marché du travail agricole sur lequel les normes salariales et sanitaires tendent à s’abaisser vers celles des pays d’origine des salariés.
Cette situation a relancé un débat sur l’organisation des activités économiques internationales. En France on parle à nouveau beaucoup depuis la crise de « relocalisation », ce qui serait en rupture avec la politique industrielle et commerciale menée jusqu’à présent.
Cette inclinaison n’est pas nécessairement partagée au niveau européen. Au sein par exemple de la Commission européenne, il est surtout question de répondre à un besoin accru d’autonomie stratégique à l’échelle de l’UE, sans que cela ne soit très bien défini. Si la notion d’autonomie stratégique concernait traditionnellement les secteurs de la sécurité ou de la défense, elle semblerait désormais pouvoir être élargie au regard de la crise sanitaire. Cet élargissement pourrait permettre un interventionnisme plus fort de la part des États dans les domaines de la santé, du numérique ou éventuellement de l’alimentation qui permettrait des aides ciblés et des contraintes plus fortes. Mais rien n’est encore vraiment décidé.
En parallèle, si la Commission européenne tend à souligner l’importance du marché européen, elle continue de promouvoir une Europe ouverte en négociant de nombreux accords de commerce incompatibles avec l’atteinte des objectifs du Green Deal européen.
Il y a ainsi une vraie réflexion à avoir sur la possible résilience de l’organisation de nos activités économiques autour de chaînes de valeur internationales et le respect des limites planétaires. Face à la possibilité d’être confrontés à de nouveaux chocs sanitaires, de nombreux économistes estiment que la meilleure façon de répondre est de diversifier géographiquement les approvisionnements, sans nécessairement réduire la longueur des chaînes de valeur en question. Cependant la prévention et la gestion des crises futures liées notamment au changement climatique et à l’effondrement de la biodiversité nécessitent de repenser l’organisation de nos échanges internationaux en prenant en compte des objectifs non seulement de résilience mais aussi de durabilité, de sobriété ,de subsidiarité, et de solidarité.
Et si la révision de la politique commerciale de l’UE s’avère être un exercice compliqué dans le contexte géopolitique actuel il ne faut pas sous-estimer la capacité d’influence de l’UE, du fait de la taille et de l’attractivité de son marché, et sa possibilité de peser sur les règles commerciales internationales.

Retrouvez l’intégralité de la rencontre avec Mathilde Dupré

Vous pouvez aussi commander les livres édités par l’Institut Veblen auprès de Zero@, libraire indépendant partenaire de la Fondation Terre Solidaire.

ENSEMBLE, accélérons la transition écologique et solidaire