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Ecologie et quartiers populaires : sortir de l'invisibilisation

Article rédigé par Aurélien Dufour pour la Fondation Terre Solidaire

Lauréate du Prix de thèse de la Fondation Terre Solidaire dans la catégorie sciences humaines et sociales il y a deux mois pour sa thèse « L’écologie ordinaire dans les quartiers populaires », Léa Billen revient sur la place et la considération de l’écologie dans ces quartiers. Avec Irène Colonna, directrice des programmes de l’association makesense qui a, entre autres, élaboré le projet « Pour une transition juste, par et pour tous les jeunes », elles donnent un coup de projecteur aux initiatives écologistes dans les quartiers dits populaires et développent les raisons à leur invisibilisation.

écologie et quartiers populaires
Ecologie et quartiers populaires

Quelle est la place de l’écologie dans les quartiers dits populaires ?

Léa Billen : Quand j’ai démarré ma thèse en 2018, j’entendais beaucoup dans le discours médiatique et politique l’idée que les quartiers populaires seraient vide d’écologie, que ses habitants se désintéresseraient de cette question voire qu’ils y seraient hostiles. Ce discours m’a alerté parce qu’à ce moment-là, j’étais en lien avec des personnes qui s’étaient engagées dans des initiatives dans leur quartier et j’ai fait le constat que ces initiatives rejoignaient très fréquemment les questions écolos comme les ateliers de réparation de vélo, le regroupement d’achats de produits locaux… Je m’étonnais de la différence entre le discours public et ce que j’observais sur le terrain. Pour moi, l’écologie est présente dans les quartiers populaires mais elle est insuffisamment reconnue et valorisée.
Irène Colonna d’Istria : Il y a une préoccupation pour l’écologie dans ces quartiers, mais ce n’est pas forcément la priorité, et elle n’est pas forcément toujours nommée écologie. L’enjeu c’est justement de valoriser leurs actions et leurs pratiques, les reconnaître et les légitimer.

« Les modes d’engagement ultra valorisés dans les discours médiatiques, ne sont pas du tout adaptés pour les jeunes en quartiers populaires »
Irène Colonna d’Istria, directrice des programmes Transition juste de makesense

Il y a un processus de dépossession des habitants de quartiers populaires sur ces sujets-là. Le discours dominant est tourné vers les petits gestes. Pour les habitants de quartier, les petits gestes c’est un peu violent à recevoir cette injonction, car ils ne peuvent pas toujours les appliquer. L’engagement écologique très visible dans les médias, au-delà des écogestes, c’est l’activisme. Ça ne correspond pas forcément aux jeunes qu’on rencontre dans ces quartiers..

Léa Billen, vous parlez justement dans votre thèse d’écologie « ordinaire » au sein des quartiers dits populaires…

Léa Billen : Dans ma thèse, j’essaie de faire la distinction entre les pratiques populaires d’économie de moyens, certaines sont écologiques – on parle alors de pratiques de sobriété populaire – et d’autres non, et les pratiques écologistes. Je me suis focalisé sur les pratiques écologistes dans ma thèse : des personnes qui avaient des pratiques à très faible impact écologique et qui leur accordaient un sens politique, en les amplifiant, en les rendant plus collective et systématique.

« Je me situe contre le discours de dire que les pauvres sont écolos car ils n’ont pas le choix. Ce serait mettre une étiquette politique sur des pratiques qui sont en réalité le reflet d’inégalités sociales contre lesquelles il faut lutter »
Léa Billen, autrice de la thèse « L’écologie ordinaire en quartiers populaires »

Irène Colonna d’Istria : Les habitants de quartiers populaires ont parfois des pratiques écolos mais n’en reçoivent pas les produits symboliques. Alors que quelqu’un qui viendra d’un autre quartier va constituer son identité et se revendiquer comme écolo à travers ses pratiques. Cela contribue à la dépossession à mon sens car ces pratiques ne sont pas toujours accessibles, comme manger bio par exemple. Le langage est aussi un mécanisme d’exclusion. Il y a une complexification du discours écologique, rendant l’écologie comme quelque chose d’hyper abstrait et éloigné. Cela rejoint aussi la complexité scientifique, mais aussi politique, institutionnelle ou technocratique avec les COP et les négociations internationales. Les habitants peuvent se dire que c’est trop compliqué. Il y a une forme de barrière à l’entrée théorique. C’est une manière de produire de l’exclusion.

Léa Billen : Cela concourt également à une définition de l’écologie qui est une définition très lacunaire et qui contribue à distinguer les questions sociales et écologiques. Définir l’écologie par les enjeux globaux, du dérèglement climatique ou de la crise de la biodiversité, c’est une manière de voir la biodiversité parmi d’autres. On peut aussi voir l’écologie dans tous les aspects de notre quotidien. L’écologie c’est ce qu’on mange, la façon dont on s’habille, la façon dont on se loge, dont on se chauffe…

Irène Colonna d’Istria, vous avez mené une étude en 2022 qui partait du constat que les jeunes issus des quartiers dits populaires rencontraient plusieurs obstacles pour se saisir de la question écologique. Quels sont-ils ?

Irène Colonna d’Istria : Il y a des freins matériels réels comme le manque de temps et d’espace pour s’engager. Mais il y a aussi des freins symboliques et psychologiques comme on a pu le dire sur le discours dominant, les écogestes qui ne prennent pas en compte les questions sociales. Ce sont des discours excluants qui ne sont pas adaptés. C’est la même chose pour les représentants. Greta Thunberg ou Camille Étienne, ce sont des profils très spécifiques, qui ne parlent pas forcément à tout le monde.

Face à ce constat-là, pour encourager la prise en main de la question écologique dans les quartiers dits populaires, vous avez élaborer le programme « Pour une transition juste, pour et par tous les jeunes ». En quoi consiste-t-il et comment permet-il aux jeunes de s’engager ?

Irène Colonna d’Istria : On fonctionne avec deux ateliers. Le premier où l’on va parler d’adaptation aux conséquences et aux aléas climatiques et écologiques : comment se mettre en sécurité, comprendre les risques… On essaie aussi d’ouvrir les portes sur des actions intermédiaires entre les écogestes et l’activisme et surtout de décaler leur perception sur ce qu’est l’engagement et l’écologie pour eux, à des échelles plus proches d’eux. On a un autre atelier où on parle de la question de l’emploi. On parle des transformations à venir dans l’économie – du moins qu’on souhaiterait voir –, de la rénovation thermique des bâtiments, de l’économie circulaire, des énergies renouvelables, de l’agroécologie… L’objectif c’est de leur faire connaître les métiers en lien avec les questions écologiques.

« Notre principal objectif est de faire grandir l’engagement en faveur de l’écologie dans ces quartiers. Pour cela, on essaye de mettre l’écologie au service de leurs priorités et centres d’intérêts »
Irène Colonna d’Istria, directrice des programmes Transition juste de makesense

On contacte les organisations d’éducation prioritaire en leur proposant nos ateliers et de se former à la réalisation de nos ateliers pour créer une émulation. On a 200 responsables associatifs qui se sont formés, et près de 3000 jeunes qui ont participé aux ateliers. On sent que les jeunes formés se sentent plus concernés et motivés et qu’ils ont envie de se mettre en action.

Léa Billen, vous dites également dans votre thèse que l’écologie « ordinaire » au sein des quartiers dits populaires est soumise à plusieurs cadres par l’action publique et associative. Quels sont-ils et comment existent-ils ?

Léa Billen : J’en ai identifié trois sur mes terrains, mais ce n’est pas exhaustif. Le premier, c’est une fonctionnarisation de l’écologie. L’écologie devient une manière de mieux gérer le cadre de vie et le quartier. Petit à petit, l’écologie se dépolitise. On ne verra pas d’engagement politique ni écologique au fait que des associations ou des habitants se mobilisent pour récolter les déchets ou végétaliser leur quartier. On y verra juste une manière de mieux gérer le quartier. La fonctionnarisation de l’écologie nuit à sa dimension politique.
Le deuxième, c’est le cloisonnement entre les questions sociales et celles écologiques. Cela fait qu’il y a peu d’espace symbolique comme physique pour ceux qui souhaiteraient s’engager pour l’écologie. Ça commence un peu à changer et heureusement. La priorité reste l’urgence sociale et la sécurité.
Le troisième cadrage réside dans les formes de sélection des acteurs légitimes à s’engager sur les questions écolo en quartier populaire. Il y a une première forme de sélection qui pénalise les acteurs extérieurs au quartier. La politique de la ville depuis les années 70 valorise la participation de ses habitants, donc il y a une forme de méfiance à voir une forme
d’interventionnisme. Pour autant, toutes les initiatives que j’ai suivies étaient mixtes : il y avait des habitants du quartier et des gens extérieurs.

« La question n’est pas de savoir si tu es habitant du quartier ou pas mais plutôt la capacité à mobiliser les habitants du quartier »
Léa Billen, autrice de la thèse « L’écologie ordinaire en quartiers populaires »

Une autre forme de sélection réside dans le fait que certaines initiatives des habitants vont être identifiées comme communautarises et donc délégitimées. Il y a une différence entre communautarisme et communautés. Il existe des communautés d’habitants, que ce soit sur une base de culture, de religion, d’âge… Ce sont des leviers énormes de mobilisation. Il faut s’appuyer sur ces liens sociaux-là. Sélectionner les types de communautés légitimes à agir pour l’écologie, c’est une forme énorme de cadrage.

Pourquoi est-ce important que les quartiers dits populaires et les jeunes issus de ces quartiers s’emparent de la question de l’écologie ?

Léa Billen : Tout simplement car on a besoin de tout le monde ! Aujourd’hui, je considère que mon combat est d’ancrer l’écologie dans tous les quartiers, populaires comme les plus riches. Il y a un besoin de mobiliser tout le monde et de s’intéresser aux personnes qui peuvent se sentir exclues.

Irène Colonna : Moi je pense quand même qu’il y a des spécificités. Partants du postulat qu’on n’arrivera pas à lutter contre la crise écologique, certains peuvent avoir une vision individualiste et partir dans des logiques de sécession avec le reste de l’humanité. Moi ça me pose un problème personnellement. Je ne souhaite pas vivre dans un monde où on laisse la moitié de l’humanité crever à l’entrée de notre porte.

« C’est avant tout une forme d’humanisme de porter une écologie sociale. C’est aussi un problème de justice : ceux qui sont le plus responsable de cette crise seront ceux qui seront les moins touchés et qui ont le moins intérêt à ce que ça change »
Irène Colonna d’Istria, directrice des programmes Transition juste de makesense

On a besoin de mettre au centre des discours politique ceux qui sont les plus touchés, sinon on risque d’avoir des décisions molles. Laurence Tubiana, l’une des principales négociatrices de l’Accord de Paris sur le climat, disait que s’il n’y avait pas eu les pays du Sud aux discussions, en train d’être submergés, l’ambition des accords aurait été moins grande.

Léa Billen, vous cherchez à transformer les résultats de votre thèse en savoirs opérationnels pour les acteurs de terrains, qu’ils soient associatifs ou publics. Comment cela se concrétise-t-il ?

Léa Billen : De plusieurs manières. Je suis engagée dans une première association, Astérya, qui accompagne les personnes qui souhaitent s’engager bénévolement pour l’écologie, la solidarité, la démocratie et en particulier les personnes qui rencontrent des freins à
l’engagement citoyen. C’est très en lien avec mes enjeux de thèse : comment lever les freins aux engagements écologistes ?
Je suis aussi co-fondatrice de La Cabane de la Recherche. L’idée de l’association est de mettre la recherche en sciences sociales au service de la société civile et en répondant aux besoins d’associations de collectifs citoyens.
Je suis aussi membre de l’Institut Transitions à Lyon qui vise à accompagner les personnes souhaitent évoluer professionnellement vers les métiers de la transition écologique. On forme aussi les acteurs de la transition écologique et solidaire. Ce qui m’intéresse aussi en ce moment, c’est de former les acteurs de l’éducation populaire. Ces trois associations me permettent de faire un lien opérationnel entre les résultats de la thèse,

« Ma thèse reste un livre de 550 pages, un peu illisible et qui n’a pas trop d’utilité si on n’en fait pas quelque chose derrière »
Léa Billen, autrice de la thèse « L’écologie ordinaire en quartiers populaires »

Irène Colonna d’Istria : On a aussi lancé des formations pour les acteurs d’éducation populaire jeunesse sur Lyon sur les enjeux de la transition juste et écologique. On travaille aussi actuellement du côté de l’emploi. En juin, on a réalisé une quinzaine d’entretiens avec des jeunes sur leur perception des métiers de la transition écologique et de l’accès à l’emploi, ce qui les freinent… En réalité, ils ne connaissent pas véritablement ces métiers, ils ne savent pas où chercher. On est en train de faire un travail de recensement et de centralisation d’emplois liés à la transition écologique spécifiquement. Enfin, ils pensent aussi que leur profil n’est pas adéquat pour ces offres. On développe un outil pour qu’ils qualifient mieux leurs compétences. Il devrait sortir début 2025.

Comment expliquez-vous l’émergence et la diffusion de l’idée que l’écologie n’est peu ou pas présente dans les quartiers dits populaires ?

Léa Billen : Il y a deux choses. D’abord, les initiatives écolos en quartiers populaires ne portent parfois pas les mêmes noms que dans les autres quartiers et ne sont donc pas très visibles. À Saint-Denis, une régie de quartier avait un lieu de réemploi au pied d’une tour. C’était une ressourcerie, mais à aucun moment cela n’était indiqué comme tel, donc il ne faisait pas partie du réseau des ressourceries de France.
Il y a une raison plus profonde. C’est cette idée d’indifférence à l’égard des questions écologiques qui vient de l’idée qu’il faudrait avoir satisfait ses besoins dits primaires – se loger, se nourrir et assurer sa santé – avant de s’intéresser aux questions écologiques.
Cette distinction structure les imaginaires collectifs et fait que même si les initiatives écologiques dans les quartiers populaires étaient visibles, on ne les verrait pas car on leur dénierait la possibilité d’exister.

« C’est l’idée de la distinction entre fin du monde et fin du mois »
Léa Billen, autrice de la thèse « L’écologie ordinaire en quartiers populaires »

Irène Colonna d’Istria : Il y a des dynamiques de discrimination aussi. Les données produites sur les quartiers se cantonnent à l’insécurité, la criminalité, les trafics. Il n’y a pas de données positives sur l'engagement écologique. L’association Ghett’up essaye de collecter ces données afin de revaloriser les images des habitants des quartiers populaires.

ENSEMBLE, accélérons la transition écologique et solidaire